Le tronc
On parlait, l’autre soir, des médecins militaires, qui sont fort à la mode, en ce moment, et chacun racontait sa petite histoire. Naturellement, elle était épouvantable, et jamais, je crois bien, je n’avais entendu, en une seule fois, tant d’horreurs. Comme on dit vulgairement, le cœur finissait par me tourner. Je dois confesser que cela se passait à un banquet de jardiniers, lesquels, par nature, sont enclins à l’enthousiasme et même à l’exagération. Je ne vous expliquerai pas les raisons de ce phénomène psychologique, car elles me mèneraient trop loin. Léon Bloy n’a-t-il pas parlé quelque part de « l’âme compliquée des horticulteurs » ?
– Oui, Messieurs, j’ai vu cela, moi... affirmait un grand diable de pépiniériste... J’ai vu un chirurgien, le soir, dans une charrette de meunier, amputer un blessé avec un sabre de dragon... car il avait égaré sa trousse, Dieu sait où !...
– Pourquoi ne lui as-tu pas prêté ton greffoir ? dit quelqu’un.
L’on s’esclaffa de rire. Car si les horticulteurs ont l’âme compliquée, ils ont, en revanche, le rire facile et bruyant. Lorsque la gaieté suscitée par cette plaisanterie professionnelle fut un peu calmée :
– Eh bien ! moi, j’ai vu plus fort que ça !... déclara un semeur de bégonias qui, jusqu’à ce moment, était resté silencieux, à mâchonner un cigare éteint entre les crocs jaunis de sa mâchoire.
C’était un petit bonhomme, de peau glabre et ridée, de front obstiné, de cheveux rudes, et dont les gros doigts boudinés ne semblaient pas faits pour manier les graines légères et mystérieuses, et pour jouer avec les pistils des fleurs.
Il y eut, tout à coup, un silence religieux. Le petit bonhomme était une des lumières de l’horticulture française, et on l’admirait beaucoup pour ce que, à force de semis judicieux et de sélections raisonnées, il avait su ajouter à la naturelle laideur du bégonia, une laideur artificielle et composite que tous ceux qui étaient là sentaient ne pouvoir être surpassée désormais. Tous sentaient aussi que le récit qu’il allait faire devait dépasser les autres en horreur, car le petit bonhomme ne parlait jamais en vain, et lorsqu’il n’avait rien à dire qui fût plus fort que ce que l’on avait déjà dit, il se taisait, songeant sans doute à de plus effarantes hybridations.
– Oui, j’ai vu plus fort que ça !... répéta-t-il... J’ai vu, moi qui vous parle... mais commençons par le commencement...
Quelques-uns, parmi les horticulteurs, se levèrent de table et vinrent se grouper, respectueusement, derrière le narrateur, qui parla ainsi :
– C’était pendant la guerre de 70... J’étais, à ce moment, horticulteur à Vendôme... et je n’avais pas encore obtenu mon fameux bégonia : le Deuil de M. Thiers... pour une bonne raison d’ailleurs, c’est que M. Thiers n’était pas mort.
L’un des jardiniers groupés derrière le vieux semeur, dont les gestes, je dois le dire, n’étaient nullement augustes, interrompit :
– Oui, ce fut un rude gain que le Deuil de M. Thiers... Ç’a été le point de départ de toute une rude série... Et, sans lui, nous n’aurions pas eu le Triomphe du Président Faure, qui, dame !...
Et il acheva sa pensée dans un geste ample et circulaire. Cet hommage rendu à l’habileté du vieux – dirai-je : bégoniacole –, celui-ci reprit :
– Mon établissement était situé, à deux cents mètres en dehors de la ville, sur la route de Lorges... Ah ! quelle époque ! seigneur mon Dieu !... Des soldats, des soldats, des soldats ! Durant plus de deux mois, ils ne cessèrent de passer sur la route... Et comme ils n’avaient rien à manger, ils se répandaient dans la campagne, dans les jardins, dans les maisons, demandant quelquefois... prenant souvent... car il faut bien vivre, après tout, quoique soldat !... Allez donc faire des semis dans ces conditions-là !... Tenez, moi qui vous parle, eh bien, des francs-tireurs, qui parlaient espagnol, envahirent un soir mon établissement et me prirent mes bulbes de bégonias qu’ils firent cuire, dans une marmite, sur la route, avec du biscuit... Ah ! quelle époque !... quelle époque pour les semis, seigneur Jésus ! Un jour, par des fuyards, on apprit qu’on se battait à Lorges, à Marchenoir, à Beaugency, partout, quoi !... Ça n’avait pas l’air d’aller très bien... car les fuyards, chaque jour, devenaient plus nombreux... Et puis, on voyait passer, chassés à coups de sabre, des bandes de bœufs, des troupeaux de moutons... et les voitures de l’intendance ne cessaient de se replier vers Le Mans... Enfin, on entendait le canon qui se rapprochait... La situation était vraiment affreuse, car il n’y avait plus de vivres dans Vendôme : on n’eût pas trouvé, à cette époque, le moindre bout de saucisson chez les charcutiers... Quant à mes provisions, elles étaient épuisées, et j’entamai mon dernier pot de rillettes... Naturellement, mes serres étaient éteintes, et je n’avais même plus de quoi renouveler le réchaud de mes châssis... Allez donc faire des semis dans ces conditions-là...
– Pour sûr ! approuva un horticulteur... C’est comme moi, avec mes glaïeuls. Les Prussiens me les boulottèrent... plus de trois cents variétés, avec noms, avec quoi ils firent la soupe ! Ah ! vrai !...
– Sans doute... sentencia un chrysanthémiste... Mais qu’est-ce que vous voulez ?... La guerre c’est la guerre...
Le semeur de bégonias poursuivit :
– Un matin, on sonna à la grille de mon établissement. Une charrette était arrêtée devant, une pauvre charrette, réquisitionnée, toute disloquée, et recouverte d’une bâche en loques. Un vieux cheval étique, que conduisait un soldat plus étique encore que le cheval, y était attelé. J’allai ouvrir. Je demandai au soldat ce qu’il y avait pour son service. Il me répondit : « Je vous amène un blessé... C’est un gars qui prétend vous connaître, et qui dit qu’il a été employé chez vous. » – « Comment s’appelle-t-il ? » – « Il s’appelle Delard, Joseph Delard... Mais il n’en a plus guère, de lard, le pauvre diable ! », dit le soldat en hochant la tête. Je fis entrer la charrette dans la cour, devant la porte de la maison, et, ayant appelé ma femme, ma fille, je m’apprêtai, aidé par le soldat, à descendre le blessé qui, couché dans la charrette sur un mince lit de paille et enveloppé de couvertures, geignait : « Ah ! patron, patron, patron ! » Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction, lorsque je l’eus découvert, pour le manier plus commodément : « – Tes bras, qu’est-ce que tu as fait de tes bras ? » criai-je. – « On me les as coupés ? » répondit Delard. – « Mais tes jambes ?... Où sont tes jambes ?... » – « On me les a coupées aussi », gémit le pauvre diable. Je crus d’abord que c’était une blague... Mais il me fallut bien me rendre à l’évidence... Delard n’avait plus ni bras, ni jambes ; c’était un tronc, un tronc vivant et geignant, que je ne savais plus par quel bout prendre... Le saisissement que j’éprouvai, devant ce corps, si horriblement mutilé, fut tel que je m’évanouis comme une bête, à côté de Delard, dans la lugubre charrette... Dieu sait, pourtant, si je suis tendre !... Eh ! bien, mes amis, Delard a vécu quatre jours, chez moi, dans cet état !... Ce qui l’embêtait le plus, c’est qu’il ne pouvait plus faire de gestes... Et cependant, il parlait de ses bras et de ses jambes comme s’il les eût eu encore attachés à son corps... Quelquefois, il me désignait quelque chose avec son bras absent, et il me disait : « Là... là... patron ! » Enfin, savez-vous quel a été son dernier mot ? « Comment ferai-je, maintenant, pour arroser les semis ? » Puis la fièvre l’a pris... et il est mort, dans une horrible agonie... À trois, nous avions peine à maintenir ce pauvre corps sans bras et sans jambes, et qui se tortillait et bondissait sur le lit, comme un gros vers... J’ai donné son nom à un bégonia, une espèce de monstre que j’ai obtenu, il y a trois ans, et qui n’a que trois pétales... vous comprenez... J’ai appelé ce bégonia : le Triomphe du mutilé Delard... Seulement, voilà, il ne se reproduit pas par le semis... C’est embêtant !
Je regardai attentivement le vieux semeur de bégonias, quand il eut terminé son récit ; et si compliquée est l’âme des horticulteurs, que je ne pus pas savoir s’il se moquait de nous, ou si, réellement, l’aventure était arrivée. Je fus d’ailleurs vite arraché à mon observation, par un rosiériste barbu et ventripotent qui se concilia l’attention universelle, en disant : – Eh bien ! moi, j’ai vu plus fort que ça encore... J’ai vu...